Manuel Montobbio ou le regard du poète-stylite

  • Manuel Montobbio ou le regard du poète-stylite

En la presentación de Estilites d'Andorra / Estilitas de Andorra en el Instituto Cervantes en París, el Profesor de Clásicas de la Université La Sobonne Nouvelle, Jordi Pià Comella, de nacionalidad andorrana, abordó la obra desde una perspectiva filosófica, cuyo texto en francés ofrecemos a continuación

Manuel Montobbio ou le regard du poète-stylite

Une soirée de présentation « andorrane »

 

Je voulais d’abord dire combien je suis honoré de participer à la présentation du livre Estilites d’Andorra en ma qualité d’Andorran résidant à Paris. Car si le recueil poétique de Manuel Montobbio se présente, d’abord, comme une quête de l’âme universelle, il s’enracine aussi dans le paysage andorran. Ce voyage spirituel se fait à travers un dialogue métaphysique entre le poète et les sept sculptures de Jaume Plensa : « Els set poetes », qui se trouvent en Andorre.

Le poète lui-même, Manuel Montobbio, a en lui une part d’andorranité. Poète diplomate, passeur de mots habitué à voyager dans divers espaces géographiques, de l’Albanie à l’Andorre en passant par l’Indonésie, l’auteur éprouve en permanence cette intuition que l’altérité est la voie privilégiée vers la connaissance de soi. Il est ainsi à l’image de ce petit grand pays frontalier entre la France et l’Espagne, carrefour des espaces francophone et ibéro-américain. Et ce soir, quel meilleur symbole de cette « andorranité » que l’Instituto Cervantes de Paris où dialogueront l’espagnol, le français et le catalan !

 

Le regard du poète-stylite

Mais, il me semble pouvoir déceler une affinité plus profonde entre M. Montobbio et l’Andorre : c’est son regard de poète-stylite. Je m’explique.

Il y a trois manières de percevoir le monde. D’abord, le regard de « l’astrologue qui se laisse tomber dans le puits », comme dirait La Fontaine : rêvassant dans les stratosphères de la théorie pure, il reste déconnecté du réel. Ensuite, le regard « court-termiste » et mesquin : adoptant ce point de vue, l’homme, les yeux rivés sur les petites tracasseries du quotidien, passe à côté de ce qui dans la vie est essentiel. Et enfin, le regard du poète-stylite. Ce dernier offre une vision radicalement nouvelle du monde, suivant un double mouvement qui structure le recueil poétique entier, d’introspection (endins) et d’élévation (enllà).

Regardons les 7 statues de Plensa qui servent de modèle au poète. Du haut de ses 15 mètres, le Stylite s’abstrait du monde humain, il s’élève au-dessus de lui, mais, en réalité, pour mieux le ressaisir. Assis à genoux, il ne se replie pas mais se recueille pour percevoir en lui (endins) l’âme qui pénètre le monde entier (enllà). Le regard du poète-stylite ne serait-il pas aussi celui de l’ancien montagnard andorran, à la fois enraciné dans le creux le plus profond de ses vallées, et capable, du haut des cimes pyrénéennes, de contempler la vue panoramique de l’univers ?

 

Aller au-delà des apparences (enllà) pour percevoir l’âme (endins)

Ce voyage spirituel s’effectue en deux temps. D’abord, le poète nous livre ses méditations poétiques inspirées de sa contemplation des paysages, des objets, des lieux d’Andorre et des Sept poètes de Jaume Plensa. Ensuite, conscient que cette méditation personnelle ne saurait suffire à dévoiler la vérité, le poète donne la parole aux Sept Stylites qui détiennent les sept clés donnant accès au mystère de l’âme.

Le poète-stylite est philosophe : il questionne notre regard traditionnel, matériel, sur les choses. Il démonte une par une les fausses évidences selon une composition binaire, négation des certitudes/révélation des vérités : « ce n’est pas le soleil qui illumine les Stylites, ce sont les Stylites qui illuminent le soleil » ; « ce n’est pas l’électricité qui fait briller et fonctionner les stylites ; c’est le désir ardent de l’âme des soupirs des rêves de la vie ».

Le poète-stylite transforme notre vision du monde pour nous faire voir et admirer, au-delà du soleil, au-delà des couleurs qui brillent dans les Stylites, la seule véritable lumière qui soit : celle, intérieure, invisible, de notre âme. La lumière créatrice.

Cette conversion du regard sur le réel s’opère à travers la démarche interrogative du philosophe. M. Montobbio met au cœur de sa poétique la notion de recherche (« buscar… cerca ») à l’instar du philosophe grec pour qui la sagesse est une ZETESIS : une quête permanente du vrai.

Le recueil fait résonner diverses questions existentielles. Des questions, posées à l’auteur en personne, au lecteur et même aux Stylites, par exemple, lorsqu’il contemple les diverses couleurs illuminant de l’intérieur les 7 statues de Plensa : « Qui ens ensenyarà l’alquimia de l’ànima ? Qui nous enseignera l’alchimie de l’âme ? » « Ens l’ensenyareu vosaltres, poetes estilites ? Ce sera vous, stylites-poètes » « O serem nosaltres els que tindrem d’apprendre a encendre-us ? Ou ce sera à nous d’apprendre à vous faire briller ? » « Com aprendrem a encendre els poetes ? » « Comment apprendrons-nous à faire briller les poètes ? ».

Il s’agit, dans un premier temps, moins de révéler la vérité que de l’interroger, comme le suggère, par exemple, l’enseignement qu’un des Sept Stylites prodigue à son lecteur-disciple. Suivant la démarche socratique, le Stylite nous pose des énigmes, comme dans le poème trois de la seconde partie qui après la description de la neige effaçant comme une gomme les frustrations, l’amertume, les mauvais souvenirs, se termine par une question : « Qui efface la neige ? ». Le poète nous confronte à la question des origines. En laissant en suspens la réponse, il invite le lecteur à devenir à son tour poète-stylite et à réécrire sur cette nouvelle page blanche une vérité.

 

L’enracinement du regard : le poète visionnaire

Pourtant, ce double mouvement d’élévation (enllà) et d’introspection (endins) n’a rien d’éthéré ni de purement spéculatif. Il s’enracine (endins) au contraire dans le paysage et les traditions d’Andorre pour donner à ceux-ci une valeur symbolique et universelle (enllà).

Prenons l’exemple de l’armoire aux sept clés dans la Casa de la Vall, la Maison des Vallées, l’ancien Parlement andorran. Elle renferme des documents très anciens, parmi lesquels une copie du Manual digest de les Valls Neutres d’Andorra, dont fait allusion le poète. Ce Manuel des Vallées neutres d’Andorre est notre Encyclopédie à nous : car rédigé au 18e siècle par Anton Fiter i Rossell il offre le premier résumé de l’histoire et des traditions d’Andorre en vue de préserver l’identité de notre pays contre le passage du temps. Or l’autre particularité de cette armoire c’est qu’elle ne peut s’ouvrir qu’avec les 7 clés des 7 paroisses, les 7 subdivisions administratives du pays.

A nouveau, le poète rejette les évidences et nous offre une nouvelle armoire aux sept clés dont la fonction est symbolique. Les clés des poètes stylites, nous dit M. Montobbio, n’ouvrent pas la porte de l’armoire ni sont faites en fer. En réalité, toutes sept, ensemble, nous donnent accès à notre essence : l’âme universelle dont, à l’image des textes enfermés dans l’armoire, nous ne sommes que des fragments épars. La clé n’est vraiment clé – c’est-à-dire qu’elle ne peut ouvrir une porte – qu’avec les autres clés. Est-ce une manière de nous suggérer que le poète–stylite ne devient lui-même qu’à travers aussi son contact avec les autres ? Que loin de méditer dans une solitude égoïste, il cherche à communiquer au lecteur, à la manière des lumières passant d’une sculpture à l’autre, ses pensées-couleurs qui circulent d’une âme à l’autre comme un fluide, comme une vapeur ?

Quoi qu’il en soit, à travers alors les yeux nouveaux du poète, on peut dire que du plus enraciné, du plus enfermé, du plus profond de l’Andorre (l’armoire aux sept clés) émerge dans un mouvement d’extension maximale la lumière universelle. En effet, la lumière irradie l’armoire, puis les montagnes et les rivières d’Andorre, puis ses chapelles et ses bâtiments historiques, pour illuminer l’Europe et faire enfin briller l’univers entier. L’enracinement dans le patrimoine culturel andorran s’accompagne ainsi d’une ouverture vers l’Europe et vers le monde : sujet brûlant, au demeurant, de la politique andorrane actuelle.

Introspection/ ascension, préservation de l’histoire /ouverture vers l’Europe et vers l’avenir : le poète–stylite réconcilie des réalités que l’on tend aujourd’hui à trop facilement opposer. A ce propos, érigées en face de la Maison des Vallées, les Sept sculptures de Jaume Plensa prennent racine dans la plaça Lídia Armengol, du nom d’une grande historienne andorrane, aujourd’hui décédée, qui dans les années 70, avec d’autres intellectuels, introduisit la notion d’ « andorranité » pour repenser, en plein big-bang économique et culturel, l’identité oubliée de notre pays.

Le regard du stylite-poète, actuellement Ambassadeur au Conseil d’Europe, n’est pas alors sans rappeler l’enracinement dont nous parle S. Weil dans L’enracinement ou le prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain : « Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même ».

En d’autres termes, en s’enracinant dans le terreau historique d’un pays, le poète-stylite recompose l’avenir : c’est un visionnaire, selon la tradition latine du poète-prophète (vates). Dans l’avant-dernier poème, l’un des Sept Stylites évoque une lumière qu’on ne voit pas et qu’il ne faut surtout pas confondre avec celle qui brille dans son corps translucide. Cette lumière, nous dit-il, il faut aller la chercher ailleurs. A l’intérieur de lui, poursuit-il, se trouve une échelle, qu’il faut, non monter, comme l’échelle reliant Jacob à Dieu, mais, au contraire, redescendre. Encore une énigme ! L’échelle, nous dit le Stylite : « ouvre la porte au monde qui doit naître. Si tu la descends tu parviens à une rivière par où descendent toutes les partitions de musique qui restent à composer ». Tels Ulysse et Enée descendant aux enfers, le lecteur-poète voyage dans les méandres de son âme pour y découvrir quoi ?

Un horizon intérieur ouvrant une infinité de mondes possibles.

 

En conclusion, contre le culte de l’apparence et le pessimisme délétère ambiants, Estilites d’Andorra proposent une nouvelle manière d’appréhender le monde, fondée sur un double mouvement d’introspection et d’élévation du regard. Le recueil poétique de Manuel Montobbio nous invite à découvrir le fonds inépuisable de nos ressources intérieures, de notre imaginaire poétique, pour construire un monde dont l’avenir, quoi qu’en disent certains, n’est pas gravé sur le marbre de la fatalité, mais reste encore à être réinventé, ou mieux encore, ré-enchanté.

 

Jordi Pià Comella

París, 21 Mai 2019